Des contes en irruption:

Mes racontées
ou
Le chaos apprivoisé

Brigitte Beaumont 2009


Pour parler de cette expérince, je crois qu'il faut s'apprêter à visiter trois étages:
  • 1. Comment ça se passe, vu de l'extérieur
  • 2. Comment se vit cette aventure, du côté des spectateurs partenaires
  • 3. Comment je vis les choses, de l'intérieur.
1 - Une racontée peut se dérouler dans mille lieux très différents: dans une médiathèque, en classe, en évènement de création chez des particuliers, en prison, en stage grands-parents-petits-enfants, dans une grotte en spéléo, à l'hôpital et j'en oublie sûrement.

Pour qu'il y ait racontée, il faut forcément qu'il y ait des gens autour de moi, mais pas une foule, qui ne soient pas de simples spectateurs. Ils savent que nous allons ensemble, tricoter une histoire, mais ils ne savent pas forcément sous quelle forme et comment on va s'y prendre ensemble. Et il y a aussi un petit semblant de décor.
Un rideau noir, ou une toile peinte par Michèle Ojeda, les beaux murs de bois pastel de "l'île aux contes" de la médiathèque centrale de Montpellier etc..
Mais il y a aussi cet objet, très intriguant, dont tout le monde se demande à quoi il peut bien servir. Sur la tablette de cette psychè, une paire de mitaines, un chapeau, un ocarina, une grosse pièce d'argent, des dés.

L'ouverture de la Racontée se fait de façon solennelle: j'explique que les mitaines, c'est pour dire qu'à partir de ce moment, et grâce à elles, tout peut exister : les fées, les dragons, les parapluies qui deviennent des barques ou des parachutes.
Le chapeau, (que je mets sur ma tête) pour empêcher que les idées géniales ne s'envolent avant qu'on leur ait donné leur chance. L'ocarina, (dont j'improvise un petit air) pour signifier que l'histoire est ouverte.
Il y a sur le sol, ou posées sur deux petites tables basses, des cartes installées comme des éventails, dos en l' air. Elles sont nombreuses. Très.

Mes premières paroles de conteuse:

"L'histoire que nous commençons maintenant n'a jamais été racontée, et n'existera plus jamais sous cette forme. Nous allons l'inventer ensemble, gràce à des pioches que nous allons effectuer au fur et à mesure que nous en aurons besoin.
Voilà la règle du jeu de notre création d'aujourd'hui:
Notre histoire va se tricoter sur la ressemblance (ou la structure, si mes spectateurs sont plus grands et plus "acculturés") des contes merveilleux.
Il y aura un héros, qui est malheureux, pour une raison que nous inventerons ensemble. Il partira &acgrave; la recherche de ce qui lui manque pour être heureux. Il rencontrera une personne qu'on peut appeler aussi un donateur, parce qu'il a un pouvoir, qu'il partage avec le voyageur, pour lui donner des forces, ou une protection.

C'est sous forme d'un objet, (qu'il nous faudra piocher dans cette sculpture de tissus, et il y a plus de trente poches qui contiennent chacune un objet "magique" au symbolisme fort) que se manifestera le pouvoir du donateur. Puis notre héros rencontrera un méchant contre lequel il devra se battre. Il sera le vainqueur de cette lutte. Et il en sortira plus fort, plus heureux :il aura franchi une étape de sa vie.
Chaque fois que nous aurons besoin d'un personnage, on piochera dans cet éventail. Et chaque fois que nos personnages se déplaceront, il faudra piocher dans cette pile pour savoir où ils vont.

Quelqu'un est désigné par le sort, qui se lève et vient choisir une carte. La regarde et la montre aux autres. A moi aussi bien sûr.

Et on commence à débattre de qui est ce personnage, on s'attache à remarquer des détails pour ouvrir les pistes de l'imaginaire. Très vite: nouvelle pioche, pour savoir oû vit cette personne que nous sommes en train d'inventer. Belles contradictions en perspective !!!
Il faut faire avec, trouver des solutions. Les négocier pour tomber d'accord. Et si c'est impossible, jouer à pile ou face telle ou telle solution.

Ainsi va l'histoire, de visages en paysages, d'objets magiques en pouvoirs et conséquences explicités.
Le combat arrive, qui marque aussi la fin des pioches et il faut trouver les moyens d'arriver à la fin de l'histoire, sans jamais laisser ouverts des tiroirs explorés en cours d'improvisation.

Toute cette aventure de la parole partagée dure largement une heure, souvent plus. De temps en temps, j'arrête le flot des propositions:
- Stop ! Je raconte ! Et effectivement, je prends le temps de mettre en mots de conteuse le "chapitre" qu'on vient de tricoter ensemble.

Et quand vraiment, c'est fini, que nous sommes bien d'accord sur les dernièers actions décrites et assumées, je joue un air d'ocarina, pose mon chapeau et retire mes mitaines.

On a bien mérité d'aller goûter, ou boire un coup, ou rester là, un suspens dans un rève qui ne dit pas son nom. C'est selon. Selon l'âge, les conditions de lieux ou d'horaires.

Cette façon de pratiquer le conte, que ce soit avec des adultes ou des enfants, a un pouvoir non pas magique, mais propédeutique !
On y fait l'expérince fondamentale que oui, on peut entrer dans les histoires, qu'on peut en infléchir le cours. Il y a là une espèce de preuve joyeuse et foutraque que tout n'est pas écrit d'avance et que peut-être, ça pourrait bien être un peu comme ça dans la vie aussi, pourquoi pas ?

2 - Je pratique le conte de cette façon depuis plus de vingt-cinq ans.
J'ai à mon actif, (à notre actif, devrais-je dire, puisque c'est chaque fois avec des vrais gens que je l'ai pratiquée), plus d'une centaine d'histoires dont certaines existent encore parce que je les ai transcrites par écrit juste après leur création, et d'autres qui sont comme des nuages, existant le temps d'un souffle commun.
Mais toujours, pour ceux qui étaient là à ce moment précieux, c'est une expérience inoubliable. Certaines personnes, enfants ou ados à l'époque, m'abordent des années après, pour me dire : "Tu te souviens de notre histoire ?". Moi, non, bien sûr, mais eux, oui. Quelquefois au mot près. Surtout s'ils avaient pioché telle ou telle image, réussi à imposer telle ou telle solution pour sortir le héros de sa si mauvaise situation !
D'autant que l'expérince aidant, je peux mieux me rendre compte de l'impact que produisent ces racontées sur les participants eux-mêmes.
Les images piochées ne sont pas neutres. Elles rejoignent les grands archétypes qui structurent l'imaginaire humain collectif depuis très longtemps. Sans doute même depuis la préhistoire. Il y a du côté des personnages, toutes sortes de visages : hommes, femmes, de tous âges, de toutes couleurs de peau. Il y a des gens qui ont l'air franchement heureux. D'autres qui ont des vrais airs de fripouille. Mais ils sont tous contemporains. Ce sont des humains de maintenant, dont nous inventons la vie, en nous appuyant sur la structure de contes aussi vieux que l'humanité.
Les lieux, paysages de toutes sortes eux aussi, sont très porteurs des symboles dont je parlais plus haut : des ponts, des tours, des maisons de terre, des paysages aussi ouverts que les rizièers d'extrême orient, aussi angoissants que les décharges à ciel ouvert du tiers monde, des îles, ou le fond de la mer.

Il faut marier ça dans l'instant avec le morceau d'histoire déjà tricoté : parfois, c'est un éclat de rire en découvrant la pioche ! Comment va-t-on faire, pour maintenir un semblant de logique dans cette aventure surréaliste ?

Et c'est bien là que réside la richesse de cette pratique : au bout de très peu de temps, tout l'auditoire abandonne la logique "hémisphère gauche" de la pratique scolaire déjà ingurgitée :
ici, on est ailleurs (les mitaines le prouvent et le permettent), on a le droit et le pouvoir, d'inventer un autre monde. Et tout les participants, conteuse comprise, s'installent là où leur cerveau est le plus apte à trouver son plaisir et son efficacité : quelque part entre le limbique et la mémoire ancestrale. Là justement où réside aussi la mémoire des contes traditionnels.

Il y a un double plaisir à cette navigation : retrouver des "paysages" qu'on reconnaît pour les avoir identifiés dans d'autres histoires qu'on nous a déjà racontées, et inventer dans la liberté des digressions insolentes ou iconoclastes !

3 - Alors, du côté de la conteuse, justement ?

Difficile de trouver des mots pour décrire cette expérience d'improvisation totale à laquelle je suis confrontée à chaque séance.
Que se passe-t-il à l'intérieur de moi, pendant cette heure et demie qui me mène hors du temps normal ?
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : une mise en condition mentale qui fait basculer ma personne dans une toute autre présence au groupe et à la racontée. Il faut que je devienne comme une antenne capable de capter en même temps plusieurs longueurs d'ondes.

Il y a un événement en début de création, qui échappe complètement à toute rationalité, c'est celui où on pioche la première carte. Bien sûr, ces photos je les connais toutes, et je les aime toutes, puisque c'est moi qui les ai choisies. Et pourtant, à ce moment précis, je suis vierge de toute connaissance, et ce que j'aide à naître est le fruit de ma rencontre avec ce groupe précis et ce que j'en perçois.
Ne me demandez pas comment ça marche : je n'en sais rien. Je sais seulement qu'il se passe entre eux et moi, avec l'image comme médiateur, comme une intuition, une espèce de clairvoyance des besoins de ce groupe.

Ceci dans les bonnes conditions, bien sûr. Car il y faut, pour que ma liberté de réception soit totale, un lieu sécurisant, une structure avec laquelle je me sente à l'amble, un silence extérieur et intérieur indispensable.

Mais bon, je peux le dire : le début de l'histoire est un événement de création totale, de ma part, sans que personne ne s'en doute, la plupart du temps. On croit que l'image provoque l'imaginaire des spectateurs et que tout se fait à la hue et à la dia, mais je peux vous assurer que dans les belles réussites de ces créations, il y a ce moment inaugural où je travaille sans filet.

Pour la suite de la racontée, la réception d'ondes du groupe se complique encore, par le fait que je prétends, dans ces impros, faire travail de "moraliste". Car les situations provoquées par les pioches, les symboles qu'elles font surgir, et les propositions des spectateurs, tout ça peut devenir extrêmement chaotique !

Or, moi, je sais où je veux aller ! Non pas pour imposer une morale extérieur que me serait transmise par les conventions du moment ou pour respecter je ne sais quelle "bien-pensance" qu'il faudrait retrouver à la fin pour que tout soit en ordre.


Un conte merveilleux a pour fonction, entre autres, de pouvoir espérer qu'une certaine "mise en ordre" du chaos peut advenir par le chemin que le héros parcourt lui-même en participant à sa propre naissance. Il choisit, en permanence, entre le bien qu'il désire de toutes ses forces, et l'adversité qui le tenaille et le fait avancer.
Le rôle des conteurs, dans cette affaire, et le mien encore plus, consiste à montrer que certains chemins sont porteurs d'avenir et d'harmonie. Et que d'autres, qui semblent pourtant bien plus évidents à suivre, sont des impasses qui mènent tout le monde à la casse !

Au cours d'une racontée, il y a des discussions à bâtons rompus, pour choisir le cours de notre histoire, vous n'imaginez pas les choix qui nous sont proposés ! Et comment il faut en même temps les écouter, et les réfuter, tout en restant dans le domaine des mitaines :
- Le méchant ? Ben, on n'a qu'à le tuer ! (Ah ! Les jeux vidéo !)
- Avec son objet magique, il a qu'à détruire toute la ville et basta !
- On a qu'à les laisser mourir de faim sur la banquise, puisqu'on ne peut pas porter tout le monde.

Moi :
- Pourquoi pas ? Faisons une simulation.
Je tricote vite fait les conséquences de telle ou telle solution :

- Est-ce que c'est bien pour notre histoire ? Est-ce qu'elle vous plaît, comme ça ? Non ? Bon, alors, puisqu'on est dans les histoires et que j'ai les mitaines, essayons de trouver d'autres solutions ! Il nous faudrait peut-être un autre personnage, pour aider ces pauvres voyageurs !

Ces débats de société peuvent prendre quelques minutes, dans certaines racontées "uni-séances". Mais dans les conditions d'autres animations, qui se sont parfois déroulées sur six fois une heure et demie pour un groupe classe, au cours d'un semestre entier, vous devinez combien ces avancées de l'histoire sont occasions de réfléchir sur la violence, les lois, mais aussi le rapport entre les filles et les garçons, et tant d'autres choses encore comme le capitalisme sauvage ou la violence faite aux enfants.

Ma seule boussole, dans cette avancée du conte, c'est sa structure elle-même : Où en est-on ? Qui est le héros, quelle est sa quête, quel rôle peut jouer le personnage qu'on vient de piocher ? Comment intégrer la proposition de tel spectateur tout en respectant le cours de l'histoire ?

Quand une histoire est terminée, je suis K.O. Vidée. Flottante.
Incapable de prendre du recul dans le quart d'heure qui suit, car il me faut "me remettre à l'endroit" pour "écouter" ce qu'on vient de faire ensemble.
Pour dire les choses autrement, pour mettre mon cerveau en état de "logique analytique".

Mais ça ne veut pas dire que mes outils sont de type psy.
Je n'ai pas de formation pour utiliser de tels instruments. Je n'en éprouve ni l'envie ni le besoin Je me situe dans un autre courant, et mon Maître à comprendre la poésie de ce qui vient de se passer, c'est Gaston Bachelard.

Dans la demi-journée qui suit cette racontée, je me mets à sa retranscription. Le plus fidèlement possible, grâce aux images concrètes et "charnelles". Je n'ai besoin d'aucune note. Il me suffit de contempler les images qui ont été piochées, dans l'ordre où elles l'ont été, et "j'entends" les voix de ceux qui ont participé activement à son élaboration.
Mais je me permets aussi de combler tel ou tel vide pour une certaine logique littéraire de l'ensemble.

Il m'arrive aussi de comprendre, à ce moment de mon travail, quels éléments symboliques moteurs ont été en jeu dans notre récit. C'est là que Bachelard m'est très précieux. Il apporte à mon écriture une cohérence "d'éléments symboliques".
Mon récit fait aussi référence de façon sans doute inconsciente, à la pensée chinoise de circulation des énergies du yin et du yang, dont je suis porteuse depuis des années.

Je lis parfois aussi, en filigrane, certains thèmes de la mythologie celte, ou méditerranéenne. Preuve s'il en était besoin, que je n'invente rien et que les Anciens m'inspirent et me tiennent par la main !

Brigitte Beaumont
Février 2008-Août 2009

PS : les images réunies ici donnent une petite idée des pioches sur lesquelles on peut tomber.


Dans cette rubrique, vous trouverez des traces de ces racontées.

Elles ont toujours été créées pour des gens et des enfants très précis, et avec eux.

Mais ils sont la propriété de la conteuse, qui s'appelle Brigitte Beaumont.

Ils sont pour vous aussi, si vous voulez.

La seule chose qu'elle vous demande, la conteuse, c'est de lui signaler, dans sa boite aux lettres, que vous avez emprunté une goulée ou une bonne totalité de sa racontée. Bon : les racontées c'est fait pour ça !

Mais si vous voulez en faire des sous


Faut lui en parler
Car c'est aussi son métier vous savez !


Lire quelques racontées?